L'influence de Gustave Moreau dans l'iconographie mythologique

Marcel-Béronneau propose par exemple une vision grandiose et terrifiante d’Orphée aux enfers ou Orphée dans l’Hadès dans laquelle le poète chante au-dessus d’un Hadès en forme de cloaque où grouillent serpents, ronces, corps torturés et monstres de toute sortes. Le corps androgyne et nu du poète est finement tracé, sa tête couronnée est rejetée en arrière dans une expression d’extase, les yeux révulsés. Sa figure, de même que sa lyre sculptée de façon luxuriante sont baignées dans une lumière incandescente et non terrestre. Sa beauté idéalisée s’oppose à l’horreur des corps tordus et contorsionnés, aux visages hantés, aux regards des morts, dévorés par une multitude de serpents. La falaise dans l’arrière plan semble transpirer une masse grouillante de formes onduleuses : serpents, lézards, des personnages à tête de serpents, chouettes, chauve-souris, plantes torturées. Au milieu de cet environnement effrayant, l’impassible Pluton est assis, sa figure dominée par une énorme barbe blanche, une couronne de serpents émergeants de sa tête.

La dense accumulation de détails de cette œuvre se retrouve dans le concept de « richesse nécessaire » de Moreau. Le nombre de corps et de fragments anatomiques est en fait une réminiscence des victimes des Lyres mortes ou Tyrtée de Moreau. La beauté androgyne d’Orphée reflète aussi l’idéal de beauté physique de Moreau. De plus, Marcel-Béronneau a clairement adopté le thème valorisant l’héroïsme pathétique du poète. Hermès et autres membres de l’entourage royal, Eurydice elle-même, sont rejetés pour donner toute l’importance à l’incursion du poète dans ce monde effrayant. Orphée, couronné de laurier, est le héros plutôt que l’amoureux angoissé - personnage au physique idéal et d’une force spirituelle dont les rayonnements de l’extase émotionnelle ou artistique le protègent des démons et des laideurs du monde sous-terrain. Cependant, la grandeur de la descente d’Orphée est diminuée par des éléments de mélodrame, comme le regard lumineux émanant des yeux d’un Pluton Michelangelesque.

L’expression plastique utilisée dans cette œuvre reste assez académique, principalement dans la morphologie corporelle d’Orphée, dont le déhanchement rappelle aisément celui des statues grecques de l’époque classique. Un corps d’éphèbe, hésitant entre force et vulnérabilité, inspiré par la grâce de l’amour et la beauté divine. Les statues Ephèbe de Critios* ou Apollon Sauroctone*[1], plus tardive, qui matérialisent les recherches d’équilibre et de proportions propres à la sculpture classique grecque, illustrent bien cette conception idéale du corps d’Orphée, même si celui-ci se démarque par son expressivité plus aboutie.

Cette qualité anatomique se retrouve encore dans les nombreux dessins ou études de nu qu’a réalisés Béronneau. Pourtant, ce respect des techniques académiques dans le dessin se perturbe vite par l’agrément de nouveautés picturales qui donnent toute sa richesse aux œuvres. Les pastels d’Orphée ou de Suzanne annoncent déjà ce goût prononcé pour l’emploi du dessin par-dessus la couleur comme outil de valorisation de certains éléments ou détails contenus dans l’œuvre. Ce rehaussement s’explique davantage dans les huiles sur toile car Béronneau, comme le faisait avant lui G. Moreau, redessine littéralement sur la peinture et retrace ainsi les formes et les volumes, parfois même en décalant son dessin par rapport à la peinture. Ce procédé se remarque encore dans ses nus de femme comme le nu rose 42 et se confirme dans nombre de ses toiles symbolistes, telles que Sirène et poète 70 où les formes sont découpées par des traits noirs comme par des coups de ciseaux. Ce tableau, déjà plus tardif, dévoile une nette évolution technique dans l’œuvre de l’artiste, approfondie plus loin dans l’étude.

Enfin, il est essentiel d’introduire dans cette référence à Gustave Moreau le thème de Salomé qui envahit littéralement l’œuvre de Béronneau. Déjà citée au-début de ce propos, l’œuvre Salomé portant la tête de Saint-Jean, annonce dès 1896, cette «dévotion» pour le personnage de Salomé.

Le pastel Salomé 5 qui en fut peut-être une étude peut faire objet d’analyse pour remplacer l’œuvre du Salon, malheureusement non identifiée. La composition de celui-ci, le dessin sobre et précis, la peinture encore lisse et légère, correspondent bien à l’esthétique de ses premières œuvres symbolistes, situées dans les dernières années du XIXème siècle. Salomé se présente de profil, portant devant elle la tête décapitée de Saint Jean-Baptiste, la couvant d’un regard attendri. La douceur et la froideur de sa beauté s’entremêlent et lui confèrent un pouvoir divin, mais qui semble fragilisé par cette sensibilité humaine. C’est une Salomé encore calme et mystique qui dévoile les parties intimes de son corps, encore désireuse de s’offrir au prophète, triste et déçue d’en être arrivée là. L’objet de son caprice infantile, rayonnant de lumière, est posé sur un plat encore dégoulinant de sang.

En réalité, Marcel-Béronneau avait du retenir les principaux éléments de composition de l’œuvre Orphée ou Jeune fille Thrace portant la tête d’Orphée* de Gustave Moreau pour les transposer ici, dans cette autre association de femme et de « tête coupée ». Dans le tableau du maître, la scène décrit le moment où une jeune fille recueille pieusement la tête d’ Orphée et sa lyre portée sur les eaux de l’Hèbre, aux rivages de Thrace. La jeune fille porte près d’elle la tête d’Orphée, inclinant son visage sur celle-ci et les yeux mi-clos, semble la regarder amoureusement. La tête tranchée du poète est une image de la castration que Gustave Moreau ne reprendra qu’une dizaine d’années plus tard avec cette fois saint Jean-Baptiste dans le rôle du héros décapité, et Salomé dans celui de « la déesse de la Décadence » comme l’appelait Philippe Jullian[2]. Ce personnage a engagé Gustave Moreau dans la plus importante série de ses recherches graphiques, picturales et sculpturales. Mais l’aquarelle Salomé au jardin* de 1878 est une des seules représentions dans laquelle Salomé porte près d’elle la tête de Saint Jean, comme la jeune fille Thrace porte celle d’Orphée. Cette œuvre est également très représentative de l’inspiration de Marcel-Béronneau. Celui-ci retient la tendresse et la délicatesse du personnage en les intégrant dans celui de Salomé sans lui ôter pour autant son apparence sensuelle et envoûtante, propre à sa nature.


[1] L’Art grec, Roland Martin, 1994.

[2] L’Univers symboliste, José Pierre, p. 71.

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