L'influence de Gustave Moreau dans l'illustration de thèmes religieux

La présence de deux œuvres au registre différent, Les Saintes Femmes au tombeau de Jésus et Salomé portant la tête de Saint Jean, lors du Salon des Artistes français de 1896 révèle très bien le double emploi des leçons de Gustave Moreau. La première est une œuvre de talent et de conscience pour laquelle Béronneau s’est certes inspiré de la même vision d’art que son maître mais sans avoir cherché à l’imiter. La scène représente les Saintes Femmes devant la façade du sépulcre construit en contre-bas d’un terrain escarpé, l’une d’entre elles présentée de dos, agenouillée, dépose les parfums au pied du tombeau. Un ange, aux grandes ailes déployées, apparaît face à elles, le doigt levé vers le ciel et guidant le regard du spectateur vers un paysage triste, dessiné dans une lumière diminuée, et au-delà duquel, à l’horizon, sur un ciel de soufre, s’enlève la silhouette du Calvaire.

L’ensemble est emprunt d’un archaïsme religieux qui n’est pas de l’imitation mais qui prouve que l’artiste a puisé aux belles et pures sources de l’art. Gustave Moreau s’attachait justement à montrer qu’« être moderne ne consiste pas forcément à chercher quelque chose en dehors de tout ce qui a été fait… Il s’agit au contraire de coordonner tout ce que les âges précédents nous ont apporté, pour faire voir comment notre siècle a accepté cet héritage et comment il en use »[1]. L’épisode peint par Béronneau n’est d’ailleurs pas retranscrit selon la lecture traditionnelle de la Bible, celle qui marquait toutes les œuvres de Fra Angelico (vers 1387-1455), mais selon une vision semblable à celle qu’en a livrée son professeur.

Les œuvres de la Renaissance italienne ont beaucoup stimulé la créativité de Gustave Moreau, chose courante chez les artistes, étant donné que l’enseignement de l’Académie et de l’Ecole des Beaux-arts usait de celles-ci comme exemple depuis des siècles. L’originalité de Gustave Moreau dans son approche des maîtres comme Léonard de Vinci et Michel-Ange résidait surtout dans le fait qu’il délaissait de leurs œuvres l’aspect héroïque et narratif pour en extraire et illustrer le mystérieux et l’expérience intime de l’individu. Il révélait sa vision d’artiste à travers de nombreuses copies des œuvres des maîtres classiques, comme celle qu’il fit de l’ange de Léonard dans le Baptême du Christ d’Andréa Del Verrocchio (1476, Offices). Déjà, l’Ange* de Moreau prend une apparence androgyne, une grâce et une richesse dont il pousse le « raffinement jusqu’à l’évanescence » comme l’exprime Larry J. Feinberg[2].

La composition à la fois réaliste et idéaliste se rapproche aussi davantage par le sentiment des œuvres d’un Van Eyck[3] (vers 1390-1441), que des fresques de l’artiste florentin. Le paysage étrange, entre ciel et terre, l’atmosphère dorée, la lumière habilement distribuée imprègnent l’œuvre de Mystère plus que d’Amour. Les couleurs s’orchestrent entre elles dans une harmonie luxueuse mais soutenue, les teintes rosées des ailes et le blanc de la robe éclatent vivement sur des bases verdâtres et se détachent des touches rouge-cuivré, vert, bleu et or des costumes féminins.

Théophile Gautier fut fasciné par l’œuvre Saint Sébastien* « où la pensée tient une si grande place » et trouvait le dessin « d’une pureté extraordinaire ». Entre cette œuvre ou celle de Saint Sébastien et un Ange, et Les Saintes Femmes au tombeau de Béronneau, la relation est frappante : l’attitude du corps de l’ange dans l’œuvre de Béronneau, la position de son bras gauche levé vers le ciel, son déhanchement, la coiffure de ses cheveux et l’élancement fin et gracieux de ses ailes coïncident parfaitement avec les deux représentations du Saint Sébastien de Moreau. Le fantastique des couleurs et la structure de la composition témoignent encore nettement de l’influence de ce maître.

L’œuvre est très contrastée avec les nombreuses représentations de Salomé et d’autres créatures féminines mi-humaines, mi-monstres qui tapissent les fresques symbolistes de Béronneau, mais elle conserve toutefois une dimension mystique évadée d’un monde intérieur, personnel à l’imagination de l’artiste. C’est par cette sensibilité particulière, ce goût pour le mystérieux, l’invisible, le divin, que s’expriment les œuvres symbolistes. Le mythe est leur langage privilégié car il se transforme au gré de l’esprit individuel de l’artiste, qui en donne une vision toujours « exclusive ».



[1] Gustave Moreau, 1826-1898, Réunion des Musées Nationaux, 1899, p. 15.

[2] Gustave Moreau, R. M. N. 1999, « Gustave Moreau et la renaissance italienne » , p. 17.

[3] Le Patriote, avant 1914, Vol. II p.27.

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