De la toile au cadre

En réaction contre l’utilisation banalisée et sériée des cadres Empire pour l’ornementation des tableaux sous Napoléon, de nouvelles philosophies sont nées en Angleterre avec Les Arts and Crafts[1] qui revalorisaient les métiers médiévaux classiques, comme l’enluminure, en les mettant au service de la décoration intérieure. Les arts appliqués et les beaux-arts intervenaient alors à part égale dans la conception du cadre de vie : de l’architecture à la vaisselle et aux couverts, en passant par les meubles, le papier peint et les tissus. Directement inspirés de ce mouvement, les Préraphaélites marquaient leurs œuvres et leur encadrement d’une influence des premiers tableaux des maîtres italiens et flamands. Ces peintres s’impliquaient dans la réalisation des cadres assortis à leurs tableaux, exigeant qu’ils soient sculptés, enduits et dorés.

Les cadres de Rossetti et de Ford Madox Brown[2] restent associés à un type particulier dont la structure se compose de moulures en forme de tiges de roseau ou même en roseau véritable, interrompues par de petits éléments circulaires. Des variantes présentent des motifs décoratifs plus compliqués sur les bords internes et externes du cadre, avec au milieu une simple pente dorée directement sur le bois (généralement du chêne) et non sur une base d’assiette, ce qui laisse transparaître le veinage. Gravés dans les médaillons, des textes complètent le message symbolique du tableau.

En Europe, la réaction contre la production en série se traduit par l’intervention du peintre sur l’encadrement pour lequel il s’inspire de la Renaissance. A cette époque du symbolisme, le cadre, véritable instrument de l’irréalisme, intervient comme prolongement du rêve. Il entretient une relation incestueuse avec l’image. Edgar Maxence l’offre comme tel à la Jeune fille au paon. Jan Toorop[3] conduit la «ligne de son» du chant d’Abel par delà la frontière cadre-champ, débordée ainsi par le réseau de parallèles ondulantes qui symbolisent force et parfums. Queralt fait du cadre le support d’un poème et délimite la zone du signe proprement dit comme rideau de scène.

Processus, porté à l’extrême par Ludwig Von Hoffman lorsqu’il peint vers les années 1900, le fameux paysage idyllique* où la scène entre dans la scène et dédouble l’érotisme figural. Si tous ne franchissaient pas à la même allure les signaux d’une limite, les peintres symbolistes, entre autres Rossetti, Klimt, Munch, Moreau, Mellery ou Redon, furent indubitablement attachés à la dialectique cadre-image. Ce rapport est particulièrement développé et décliné à travers les œuvres, plus décoratives, de Morris, Crane[4] ou Rops[5]. Ils traduisent cette relation par une mise en scène solennelle qui révolutionne la conception du tableau comme fenêtre ouverte sur le monde d’Alberti et qui majore les séductions du trompe-l’œil. Dans cette pratique, le cadre et la toile constituent une unité organique de forme et de contenu.

Cette recherche artistique semble avoir touché certaines œuvres de Marcel-Beronneau qui, même s’il reste attaché à un emploi plus traditionnel du cadre, offre à celui-ci un décor sculpté qui dialogue avec l’image dans un jeu subtil de renvoi entre les branches feuillues des arbres peints sur la toile et les motifs végétaux sculptés sur le cadre en bois doré. Ainsi, l’artiste bordelais concevait ses cadres dans une certaine affiliation avec les pratiques préraphaélites qui orchestraient nettement une séparation entre le contenu et le contenant. Le cadre, tel un rideau de scène, s’ouvrait sur l’image peinte du tableau. Cette conception théâtrale de l’œuvre fut également celle du peintre Armand Point[6] qui exprimait une vision idéaliste en accord avec celle requise pour orner les murs du Salon de la Rose+Croix. Celui-ci, s’inspirant toujours des maîtres des XVe et XVIe siècles, et prenant modèle sur William Morris, a créé dans la forêt de Fontainebleau à Marlotte, une communauté d’artistes, peintres, sculpteurs, émailleurs, orfèvres etc. qui appliquent ses préceptes esthétiques et spirituels, créant avec des techniques retrouvées tapisseries, bijoux et objets précieux.



[1] Mouvement britannique de la fin du XIXème siècle, ayant pour but la rénovation des arts et métiers : L’Arts and Crafts Exhibition Society (crée à Londres en 1888 par C. R. Ashbee ) est une de ces associations nées dans le courant suscité par William Morris à partir de 1861 dans l’intention de réagir contre la médiocrité de la production industrielle.

[2] Peintre britannique, Calais 1821- Londres 1893.

[3] Johannes Theodoor, dit Jan, peintre et dessinateur néerlandais (Poerworedjo, Java 1858-La Haye 1928)

[4] Walter Crane, peintre, illustrateur et décorateur britannique ( Liverpool 1845 – Horsham, Sussex, 1915 ).

[5] Félicien Rops, peintre, illustrateur et graveur belge ( Namur 1833 – Essonnes 1898 ).

[6] Armand Point, peintre et décorateur ( Alger 1860 – Naples 1932 ).

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